Babylone – Ap 17 et 18

Vous pouvez trouver ici le texte des chapitres 17 et 18 de l’Apocalypse dans la traduction de la Bible liturgique ©AELF.

Cette vision est très importante pour bien comprendre la réalité spirituelle que nous vivons. En effet, notre esprit peut appartenir et se diriger tantôt vers la Jérusalem céleste, la ville sainte, ou vers la ville de Babylone, ville où l’esprit est en proie aux divisions créées par l’égoïsme, l’orgueil, le désir de pouvoir. En effet, l’évocation de Babylone nous rappelle l’épisode de l’Ancien Testament qui avait vu les hommes poussés par leur recherche de pouvoir et de richesses s’élever contre Dieu, avec le résultat d’être divisés, séparés les uns des autres, ne parlant plus la même langue (cf. Genèse 11, 1-9, épisode de la tour de Babel). Cela nous parle aussi du désir de l’homme qui s’est séparé de la relation filiale et confiante en Dieu son créateur, de trouver un remède à l’angoisse de sa condition mortelle qui est la conséquence de cette séparation. En dehors de Dieu pas de vie, pas de vie heureuse dans la communion avec ses frères et soeurs. Alors, l’être humain cherchera dans les biens terrestres le moyen d’assurer sa survie, par le pouvoir et la richesse : tout cela augmentera :

  1. son orgueil qui le sépare de Dieu car il repose dans l’illusion de pouvoir assurer sa survie
  2. son avidité qui engendre la division le séparant de son prochain car pour assurer sa survie, il n’hésitera pas à sauver sa vie au détriment de son prochain, qui devient un rival et non un allié.

Mais, cette situation désastreuse pour l’être humain prisonnier de son angoisse est renversée par l’avènement de Jésus Christ. En effet, par son pardon envers la multitude des hommes, il nous donne accès à la relation filiale avec Dieu, grâce à laquelle, à notre tour, nous pouvons pardonner à ceux qui sont devenus nos frères et soeurs. Le péché qui a divisé les hommes et amené la séparation des langues est finalement réparé le jour de la Pentecôte. En ce jour, en effet, l’Esprit Saint de l’amour de Dieu est répandu sur les apôtres qui miraculeusement, tout en parlant leur propre langue sont compris par des hommes et des femmes de tous les pays : chacun les comprends dans sa propre langue. Or, ceci annonce la réconciliation qui a lieu en accueillant le pardon de Jésus. Les apôtres sont envoyés dans le monde pour pardonner les péchés des hommes et ce pardon invite les baptisés à faire de même envers ceux qui les ont offensés.

Voici, donc, que l’être humain est réintroduit dans le Paradis, dans la communion avec une multitude de frères et soeurs, voici qu’il entre dans la Jérusalem céleste, car selon l’interprétation des Pères le nom de cette ville signifie “vision de paix”. 

C’est surtout saint Augustin qui développera les explications sur la condition humaine, rachetée du péché et réintroduite dans le Paradis terrestre par le pardon de ses péché reçu dans le baptême par lequel l’être humain meurt au péché et ressuscite dès maintenant à la vie nouvelle d’enfant de Dieu. Mais il est vrai aussi que l’être humain dans sa vie terrestre reste exposé à la tentation et au mal et que si ses erreurs le conduisent en dehors de la cité céleste et le font entrer dans la cité de Babylone, il pourra encore, tant qu’il est sur terre, s’amender et avoir recours encore et encore, 70 fois 7 fois, au pardon de Dieu, afin de réintégrer la cité céleste.

Or, pour bien comprendre l’antinomie entre la cité céleste et la cité terrestre, appelée Babylone dans le texte biblique, il est important de réaffirmer que ce que Dieu a créé est bon. S’il a façonné un corps pour l’homme et pour la femme, c’est que dans ce corps même il peut vivre la pleine communion avec Dieu. Ce corps n’est pas une prison, il ne nous empêche pas de rejoindre Dieu, au contraire, Dieu lui-même a pris notre condition mortelle, il s’est fait chair, pour nous montrer qu’avec notre corps nous pouvons aller vers lui. Il faudra pour cela que notre corps exprime et vive selon le désir de l’esprit, qu’il tende vers le plus grand bonheur, celui de l’amour de Dieu et de son prochain. Il faudra que ce corps devienne l’expression de l’amour qui va jusqu’à donner sa vie pour ceux qu’il aime.

C’est pour cela que saint Augustin va multiplier les explications au sujet des deux cités dans son livre de “La cité de Dieu”. Il veut éviter que l’être humain à l’écoute de certaines opinions courantes, ne tombe dans le piège de voir dans le corps un obstacle, au lieu d’un moyen grâce auquel on vit et on exprime le plus grand amour. Pour cela, il faut que le corps obéisse au désir de rejoindre Dieu et notre prochain dans une relation confiante, il faut qu’il suive l’appel de l’esprit et non celui des convoitises terrestres, conséquences de l’angoisse de l’homme qui n’arrive pas à assurer son salut par lui-même, angoisse de l’homme confronté à la mort. Tout ce qui lui sert à assurer sa survie matérielle n’est pas apte à le faire participer de la vraie vie dans laquelle il vit l’amour du prochain et de Dieu au risque même de sa propre vie, la vrai vie dans laquelle l’esprit de l’homme est illuminé par l’Esprit Saint qui le conduit dans la relation confiante à goûter à la source de l’amour divin, source intarissable de joie.

Voici donc des extraits du livre 14 de la “Cité de Dieu” de saint Augustin où il nous explique ce qu’il faut entendre par le mot chair : non pas un mépris du corps, mais notre attachement aux biens terrestres, négligeant la vrai vie qui est alimentée par l’Esprit Saint d’Amour qui donne à l’homme, constitué de chair et d’esprit, accès à la plénitude de son image et ressemblance avec Dieu dans et par l’amour du prochain. “Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres” (Jean 13, 3) nous dit Jésus, voici la ressemblance divine qui resplendit dans l’être humain. La foi des apôtres est une foi dans la résurrection de la chair du Christ et de la notre, mais le corps ressuscité sera parfaitement illuminé par l’esprit, il ne répondra pas à l’égoïsme de la chair, à tout ce qui pourrait assurer une survie terrestre de l’homme. Le corps ressuscité de l’homme sera un corps spirituel, comme dit saint Paul (1 Corinthiens 15, 40-44), en totale harmonie avec l’esprit qui l’habite, l’Esprit d’amour de Dieu, qui fait du corps un lieu de rencontre et d’union de l’être humain avec Dieu, car l’esprit d’amour qui habite l’homme le conduit jusqu’à l’offrande de sa vie, à travers son corps, pour ceux qu’il aime.

Pour bien comprendre les textes des Pères, Augustin et Césaire d’Arles cités ci-dessous, il faut aussi savoir que la ville de Babylone est figurée par une femme prostituée (Ap 17, 3-5). Or, il est important de noter que partout dans la Bible le grave péché d’idolâtrie, le fait d’abandonner Dieu pour d’autres dieux est appelé prostitution. À titre d’exemple on pourrait lire tout le livre d’Osée. En effet, Dieu oblige ce prophète à se marier avec une prostituée qui va l’abandonner pour suivre d’autres amants. Ainsi, sa femme devient l’image vivante du peuple qui abandonne Dieu, celui qui lui a donné la vie. Cependant, l’histoire d’Osée nous montre aussi la clémence divine qui demande au prophète de reprendre chez lui la femme qui l’avait abandonné et lui promet de la lui rendre plus belle que dans sa jeunesse, il va lui même la préparer pour le noces, comme une jeune fille, une vierge. Cela devient une image du pardon de Dieu qui par son esprit redonne à la créature qui revient vers lui sa splendeur première. Ainsi, la prostitution est avant tout l’image du péché de l’esprit qui abandonne Dieu et la virginité est l’image de celui qui demeure attaché à Dieu et ne se prostitue pas avec d’autres dieux. Les autres dieux et l’idolâtrie ne concernent pas non plus uniquement l’attitude proprement religieuse de l’être humain. Jésus parle souvent de Mammon (Matthieu 6, 24), le dieu qui figure notre attachement à l’argent. Celui qui se voue à la poursuite de biens terrestres périssables comme le pouvoir, les richesses, les plaisirs, fait de ces biens ses propres dieux et ces dieux le séparent de la relation filiale avec son créateur.

Ainsi, saint Augustin et à sa suite Césaire d’Arles vont nous expliquer dans les citations ci-dessous ces deux tendances et appartenances de l’homme aux deux cités et comment il est possible de passer de l’une à l’autre.

Cela est aussi analogue aux deux tendances de l’âme décrites dans l’épisode de Caïn et Abel au livre de la Genèse : Caïn qui cherche à acquérir des biens terrestres et Abel qui reçoit l’abondance de la création comme un don de Dieu. Voir aussi l’article Genèse 4, 1-15 Caïn et Abel.

Augustin (354-430), la cité de Dieu, livre 14, Traduction par M. Saisset sur le site de la Bibliothèque monastique :

Ch. 1.
Nous avons déjà dit aux livres précédent que Dieu, voulant unir étroitement les hommes non-seulement par la communauté de nature mais aussi par les noeuds de la parenté, les a fait tous sortir d’un seul, et que l’espèce humaine n’eût point été sujette à la mort, si Adam et Eve (celle-ci tirée du premier homme, tiré lui-même du néant) n’eussent mérité ce châtiment par leur désobéissance, qui a corrompu toute la nature humaine et transmis leur péché à leurs descendants, aussi bien que la nécessité de mourir. Or, l’empire de la mort s’est dès lors tellement établi parmi les hommes, qu’ils seraient tous précipités dans la seconde mort qui n’aura point de fin, si une grâce de Dieu toute gratuite n’en sauvait quelques-uns. De là vient que tant de nations qui sont dans le monde, si différentes de moeurs, de coutumes et de langage, ne forment toutes ensemble que deux sociétés d’hommes , que nous pouvons justement appeler cités, selon le langage de l’Ecriture. L’une se compose de ceux qui veulent vivre selon la chair, et l’autre de ceux qui veulent vivre selon l’esprit; et quand les uns et les autres ont obtenu ce qu’ils désirent, ils sont en paix chacun dans son genre.
Ch.2
Et d’abord, qu’est-ce que vivre selon la chair, qu’est-ce que vivre selon l’esprit? Celui qui ne serait pas fort versé dans le langage de l’Ecriture pourrait s’imaginer que les Epicuriens et les autres philosophes sensualistes, et tous ceux qui, sans faire profession de philosophie, ne connaissent et n’aiment que les plaisirs des sens, sont les seuls qui vivent selon la chair, parce qu’ils mettent le souverain bien de l’homme dans la volupté du corps, tandis que les Stoïciens, qui le mettent dans l’âme, vivent selon l’esprit; mais il n’en est point ainsi, et, dans le sens de l’Ecriture, les uns et les autres vivent selon la chair. En effet, elle n’appelle pas seulement chair le corps de tout animal mortel et terrestre, comme quand elle dit: « Toute chair n’est pas la même chair; car autre est la chair de l’homme, autre celle des bêtes, autre celle des oiseaux, autre celle des poissons » (1 Corinthiens 15, 39); elle donne encore à ce mot beaucoup d’autres acceptions; elle lui fait entre autres signifier l’homme même, en prenant la partie pour le tout, comme dans ce passage de l’Apôtre « Nulle chair ne sera justifiée par les oeuvres de la loi » (Romains 3, 20); où par nulle chair on doit entendre nul homme, ainsi que saint Paul le déclare lui-même dans son épître aux Galates 3, 11 « Nul homme ne sera justifié parla loi », et peu après: « Sachant que nul homme ne sera justifié par les oeuvres de la loi ». C’est en ce sens que doivent se prendre ces paroles de saint Jean 1, 14: « Le Verbe s’est fait chair », c’est-à-dire homme. Quelques-uns, pour avoir mal entendu ceci, ont pensé que Jésus-Christ n’avait point d’âme humaine. De même, en effet, que l’on entend la partie pour le tout dans ces paroles de Marie-Madeleine: « Ils ont enlevé mon Seigneur et je ne sais où ils l’ont mis » (Jean 20, 13); par où elle n’entend parler que de son corps, qu’elle croyait enlevé du tombeau, de même on entend quelquefois le tout pour la partie, comme dans les expressions que nous venons de rapporter.
Puis donc que l’Ecriture prend ce mot de chair en plusieurs façons qu’il serait trop long de déduire, si nous voulons savoir ce que c’est que vivre selon la chair, considérons attentivement cet endroit de saint Paul aux Galates 5, 19-21, où il dit : « Les oeuvres de la chair sont aisées à connaître, comme l’adultère, la fornication, l’impureté, l’impudicité, l’idolâtrie, les empoisonnements, les inimitiés , les contentions , les jalousies, les animosités, les dissensions, les hérésies, les envies, l’ivrognerie, les débauches, et autres semblables dont je vous ai dit et vous dis encore que ceux qui commettent ces crimes ne posséderont point le royaume de Dieu ». Parmi les oeuvres de la chair que l’Apôtre dit qu’il est aisé de connaître et qu’il condamne, nous ne trouvons pas seulement celles qui concernent la volupté du corps, comme la fornication, l’impureté, l’impudicité, l’ivrognerie, la gourmandise, mais encore celles qui ne regardent que l’esprit. En effet, qui ne demeurera d’accord que l’idolâtrie, les empoisonnements, les inimitiés, les contentions, les jalousies, les animosités, les dissensions, les hérésies et les envies, sont plutôt des vices de l’âme que dû corps? Il se peut faire qu’on s’abstienne des plaisirs du corps pour se livrer à l’idolâtrie ou pour former quelque hérésie , et cependant un homme de la sorte est convaincu par l’autorité de l’Apôtre de ne pas vivre selon l’esprit, et, dans son abstinence même des voluptés de la chair , il est certain qu’il pratique les oeuvres damnables de la chair. Les inimitiés ne sont-elles pas dans l’esprit? Qui s’aviserait de dire à son ennemi : Vous avez une mauvaise chair contre moi, pour dire une mauvaise volonté? Enfin, il est clair que les animosités se rapportent à l’âme, comme les ardeurs charnelles à la chair. Pourquoi donc le Docteur des Gentils appelle-t-il tout cela oeuvres de la chair, si ce n’est en usant de cette façon de parler qui fait qu’on exprime le tout par la partie, c’est-à-dire par la chair l’homme tout entier?

Ch. 3
Prétendre que la chair est cause de tous les vices, et que l’âme ne fait le mal que parce qu’elle est sujette aux affections de la chair, ce n’est pas prêter l’attention qu’il faut à toute la nature de l’homme. Il est vrai que « le corps corruptible appesantit l’âme » (Sagesse 9, 15); d’où vient que l’Apôtre, parlant de ce corps corruptible, dont il avait dit un peu auparavant: « Quoique notre homme extérieur se corrompe (2 Corinthien , 16)», ajoute: «Nous savons que si cette maison de terre vient à se dissoudre, Dieu doit nous donner dans le ciel une autre maison qui ne sera point faite de la main des hommes. C’est ce qui nous fait soupirer après le moment de nous revêtir de la gloire de cette maison céleste, si toutefois nous sommes trouvés vêtus, et non pas nus. Car, pendant que nous sommes dans cette demeure mortelle, nous gémissons sous le faix; et néanmoins nous ne désirons pas être dépouillés, mais revêtus par dessus, en sorte que ce qu’il y a de mortel en nous soit absorbé par la vie » (2 Corinthiens 5, 1-4). Nous sommes donc tirés en bas par ce corps corruptible comme par un poids; mais parce que nous savons que cela vient de la corruption du corps et non de sa nature et de sa substance, nous ne voulons pas en être dépouillés, mais être revêtus d’immortalité. Car ce corps demeurera toujours; mais comme il ne sera pas corruptible, il ne nous appesantira point. Il reste donc vrai qu’ici-bas « le corps corruptible appesantit l’âme, et que cette demeure de terre abat l’esprit qui pense beaucoup » (Sagesse 9, 15), et, en même temps, c’est une erreur de croire que tous les déréglements de l’âme viennent du corps. Vainement Virgile exprime-t-il en ces beaux
vers la doctrine platonicienne :
« Filles du ciel, les âmes sont animées d’une flamme divine, tant qu’une enveloppe corporelle ne vient pas engourdir leur activité sous le poids de terrestres organes et de membres moribonds » (Enéide, livre VI, vv. 730-732).
Vainement rattache-t-il au corps ces quatre passions bien connues de l’âme: le désir et la crainte, la joie et la tristesse, où il voit la source de tous les vices: « Et de là, dit-il, les craintes et les désirs, les tristesses et les joies de ces âmes captives qui du fond de leurs ténèbres et de leur épaisse prison, ne peuvent plus élever leurs regards vers le ciel ».
Notre foi nous enseigne toute autre chose. Elle nous dit que la corruption du corps qui appesantit l’âme n’est pas la cause, mais là peine du premier péché; de sorte qu’il ne faut pas attribuer tous les désordres à la chair, encore qu’elle excite en nous certains désirs déréglés; car ce serait justifier le diable, qui n’a point de chair. On ne peut assurément pas dire qu’il soit fornicateur, ni ivrogne, ni sujet aux autres péchés de la chair; et cependant il ne laisse pas d’être extrêmement superbe et envieux; il l’est au point que c’est pour cela qu’il a été précipité dans les prisons obscures de l’air et destiné à des supplices éternels. (Cf. Ephésiens 2, 2-3) Or, ces vices qui ont établi leur empire chez le diable, saint Paul les attribue à la chair, bien qu’il soit certain que le diable n’a point de chair. Il dit que les inimitiés, les contentions, les jalousies, les animosités et les envies sont les oeuvres de la chair, aussi bien que l’orgueil, qui est la source de tous ces vices, et celui qui domine particulièrement dans le diable. En effet, qui est plus ennemi des saints que lui ? qui a plus d’animosité contre eux? qui est plus jaloux de leur gloire? tous ces vices étant eu lui sans la chair, comment entendre que ce sont les oeuvres de la chair, sinon parce que ce sont les oeuvres de l’homme, identifié par saint Paul avec la chair? Ce n’est pas, en effet, pour avoir une chair (car le diable n’en a point), mais pour avoir voulu vivre selon lui-même, c’est-à-dire selon l’homme, que l’homme est devenu semblable au diable. Le diable a voulu vivre aussi selon lui-même, quand il n’est pas demeuré dans la vérité; en sorte que quand il mentait, cela ne venait pas de Dieu, mais de lui-même, de lui qui n’est pas seulement menteur, mais aussi le père du mensonge (Jean 8, 44); de lui qui a menti le premier, et qui n’est l’auteur du péché que parce qu’il est l’auteur du mensonge.

Ch. 4
[…] Nous avons dit que tous les hommes sont partagés en deux cités différentes et contraires, parce que les uns vivent selon la chair, et les autres selon l’esprit; on peut aussi exprimer la même idée en disant que les uns vivent selon l’homme, et les autres selon Dieu. Saint Paul use même de cette expression dans son épître aux Corinthiens, quand il dit: « Puisqu’il y a encore des rivalités et des jalousies parmi vous, n’est-il pas visible que vous êtes charnels et que vous marchez encore selon l’homme? » (1 Corinthiens 3, 3). C’est donc la même chose de marcher selon l’homme et d’être charnel, en prenant la chair, c’est-à-dire une partie de l’homme pour l’homme tout entier. Il avait appelé un peu auparavant animaux ceux qu’il nomme ici charnels : « Qui des hommes, dit-il, connaît ce qui est en l’homme, si ce n’est l’esprit même de l’homme qui est en lui? Ainsi personne ne connaît ce qui est en Dieu que l’esprit de Dieu. Or, nous n’avons pas reçu l’esprit du monde, mais l’esprit de Dieu, pour connaître les dons que Dieu nous a faits; et nous les annonçons, non dans le docte langage de la sagesse humaine, mais comme des hommes instruits par l’esprit de Dieu et qui parlent spirituellement des choses spirituelles. Pour l’homme animal, il ne conçoit point ce qui est l’esprit de Dieu; car cela passe à son sens pour une folie » (1 Corinthiens 2, 11-14). Il s’adresse à ces sortes d’hommes qui sont encore animaux, lorsqu’il dit un peu après : « Aussi, mes frères, n’ai-je pu vous parler comme à des personnes spirituelles, mais comme à des hommes qui sont encore charnels » (1 Corinthiens 3, 1); ce que l’on doit encore entendre de la même manière, c’est-à-dire la partie pour le tout. L’homme tout entier peut être désigné par l’esprit ou par la chair, qui sont les deux parties qui le composent; et dès lors l’homme animal et l’homme charnel ne sont point deux choses différentes, mais une même chose, c’est-à-dire l’homme vivant selon l’homme. […]

Ch. 5
Il ne faut donc pas, lorsque nous péchons, accuser la chair elle-même, et faire retomber ce reproche sur le Créateur, puisque la chair est bonne en son genre; ce qui n’est pas bon, c’est d’abandonner le Créateur pour vivre selon un bien créé, soit qu’on veuille vivre selon la chair, ou selon l’âme, ou selon l’homme tout entier, qui est composé des deux ensemble. Celui qui glorifie l’âme comme le souverain bien et qui condamne la chair comme un mal, aime l’une et fuit l’autre charnellement, parce que sa haine, aussi bien que son amour, ne sont pas fondés sur la vérité, mais sur une fausse imagination. 


Voici l’homélie 16 de saint Césaire d’Arles qui résume avec des mots simples des interprétations déjà présentes chez d’autres Pères de l’Eglise, notamment en saint Augustin.

Césaire d’Arles (470-542) dans : L’Apocalypse expliquée par Césaire d’Arles, Les Pères dans la foi, DDB, 1989, Paris, Homélie 16, p.128-134:

Chaque fois que vous entendçz nommer Babylone, frères très chers, ne comprenez pas une ville construite en pierres, parce que Babylone signifie confusion, comme on l’a dit souvent; mais reconnaissez que ce nom désigne les hommes orgueilleux, voleurs, luxurieux et impies persévérant dans leurs péchés; par contre, chaque fois que vous entendez le nom de Jérusalem qui veut dire vision de paix, entendez par là les hommes saints qui appartiennent à Dieu.
Car Babylone monre l’image des hommes méchants, c’est pourquoi il dit à leur sujet dans le passage suivant : “Parce qu’au vin de la colère de sa prostitution se sont abreuvés toutes les nations et les rois de Ia terre qui ont forniqué avec elle” (Ap 18, 3), c’est-à-dire l’un avec l’autre : en effet tous les rois ne peuvent avoir forniqué avec une seule prostituée; mais tandis que les impudiques, qui sont les membres de la prostituée, se corrompent mutuellement) on dit qu’ils ont forniqué avec la prostituée, c’est-à-dire par leurs moeurs dissolues. Après cela il continue en disant : “Et tous les marchands de la terre se sont enrichis par l’abondance de son luxe” (Ap 18, 3). A cet endroit il parle de ceux qui sont riches en péchés, car l’excès de luxe engendre plutôt la pauvreté que la richesse.
“Et j’entendis, dit-il, une autre voix venant du ciel qui disait : sortez d’ici, mon peuple, pour ne pas participer à ses péchés et être affligés de ses plaies” (Ap 18, 4). A cet endroit, il montre que Babylone est divisée en deux parties : car lorsque sous l’inspiration de Dieu, les méchants se convertissent au bien, Babylone est divisée; et cette partie qui s’est éloignée d’elle, devient Jérusalem. Chaque jour en effet, on passe de Babylone à Jérusalem, et de Jérusalem on s’égare vers Babylone, lorsque les méchants se convertissent au bien, et lorsque ceux qui paraissaient bons par leur hypocrisie, sont dévoilés publiquement comme méchants.
Enfin au sujet des bons l’Ecriture dit aussi par Isaie : “Sortez du milieu d’eux et ne touchez rien d’impur : sortez du milieu d’elle et séparez-vous d’elle voui qui portez les vases du Seigneur” (Is 52, 11). L’Apôtre rappelle cette séparation, en disant : “Le solide fondement de Dieu subsiste en effet, et le Seigneur connaît les siens », et « qu’il s’éloigne de l’iniquité quiconque invoque le nom du Seigneur » (2 Tm 2, 19). « Ne participez pas, dit-il, à ses péchés, et ne soyez pas affligés de ses plaies » (Ap 18, 4). Puisqu’il est écrit : « Le juste, de quelque mort qu’il ait été frappé, goûtera le repos » (Sagesse 4,1), comment le juste que la chute de la ville aura emporté avec l’impie, peut-il avoir part au péché ? Sinon peut-être, lorsque les bons sortent de la ville du diable, c’est-à-dire des moeurs impudiques et impies, si quelqu’un parmi eux a voulu rester et prendre son plaisir dans les voluptés de Babylone : s’il a agi ainsi, sans aucun doute il prendra part à sa plaie.
Mais s’il dit tant de fois « sortez », ne le comprenez pas corporellement, mais spirituellement. On sort du milieu de Babylone lorsqu’on abandonne une mauvaise conduite. Car, dans une seule maison, dans une seule Église, et dans une seule ville vivent ensemble les habitants de Jérusalem et ceux de Babylone ; et cependant tant que les bons ne suivent pas les méchants et que les méchants ne se tournent pas vers les bons, on reconnaît Jérusalem dans les bons et Babylone dans les méchants. Ils habitent ensemble corporellement, mais selon le cœur, ils sont très divisés : parce que le genre de vie des méchants est toujours terrestre, parce qu’ils aiment la terre et qu’ils ont placé toute leur espérance et tout le désir de leur âme dans les choses de la terre ; mais l’esprit des bons d’après l’Apôtre est toujours tendu vers les choses célestes (Ph 3,20), parce qu’ils ont le goût des choses d’en haut (cf. Col 3,2). « Sortez d’elle », c’est-à-dire de Babylone, « mon peuple », dit-il, « afin de ne pas participer à ses péchés et à ne pas être affligés de ses plaies » (Ap 18, 4).
« Parce que ses péchés sont montés jusqu’au ciel et Dieu s’est souvenu de ses iniquités. Traitez-la comme elle vous a traités, et rendez-lui au double selon ses œuvres : dans ce calice où elle vous a préparé un mélange à boire, préparez-lui un double mélange. Autant elle s’est glorifiée et a vécu dans les délices, autant donnez-lui de tourments et de douleurs » (Ap 18, 5-7). C’est à son peuple, aux bons chrétiens, c’est-à-dire à l’Église que Dieu dit tout cela :
« Traitez-la comme elle vous a traités » (Ap 18, 6); c’est en effet de l’Église que tombent sur le monde les plaies visibles et invisibles. « Parce que Babylone », c’est-à-dire le peuple de tous les méchants et de tous les orgueilleux, « dit en son cœur : je siège en reine et je ne suis pas veuve, et je ne verrai point le deuil. C’est pourquoi en un seul jour ses plaies, la mort, le deuil et la famine viendront ; et elle sera consumée par le feu » (Ap 18, 7-8). Si elle meurt et est brûlée en un jour, quel survivant pleurera le mort ? ou quelle peut être la famine d’un seul jour? Mais pour ce jour il a voulu parler de la brève durée de la vie présente, pendant laquelle on est affligé spirituellement et corporellement : car pour tous les orgueilleux et ceux qui sont adonnés aux voluptés, il arrive de plus grandes peines sur l’âme que sur le corps.
En effet, ils sont frappés d’une plus grande plaie lorsqu’ils se glorifient de leurs iniquités et reçoivent ainsi, par un juste jugement de Dieu, licence de faire le mal. De la sorte, ils ne méritent pas d’être châtiés avec les fils de Dieu (cf. He 12, 6), mais s’accomplit en eux ce qui est écrit : « Ils n’ont point part aux peines des hommes et avec les hommes ils ne seront point frappés, c’est pourquoi leur orgueil les a tenus » (Ps 72, 5-6). « Parce que c’est Ie puissant, le Seigneur Dieu, qui la jugera » (Ap 18, 8).
« Et les rois de la terre qui ont forniqué avec elle, pleureront et se lamenteront sur elle » (Ap 18, 9). Quels rois se lamenteront sur sa ruine, si ces rois l’ont renversée ? Or ce qu’est la ville, les rois le sont aussi, eux qui la pleurent. Ce n’est pas le péché de luxure qu’ils ont commis avec elle qu’ils pleurent en faisant pénitence ; mais c’est qu’ils reconnaissent que la prospérité du monde, par laquelle ils étaient esclaves de leurs voluptés, a disparu ; et parce que ces choses qui par la luxure leur plaisaient auparavant, commencent à cesser pour eux, les débauchés se détruiront mutuellement, « comme la fumée de la géhenne imminente. Se tenant au loin par crainte de son tourment » (Ap 18, 9). Se tenant au loin, non de corps mais d’esprit, puisque chacun craint pour soi ce qu’il voit un autre souffrir par les calomnies et par la puissance des orgueilleux. « Malheur ! malheur à toi ! Babylone, cité grande, cité puissante, car en une beure ta ruine est arrivée » (Ap 18, 10). L’esprit dit le nom de la ville, mais ceux-ci déplorent que le monde soit emporté entièrement en très peu de temps et que toute activité ruinée ait cessé.
« Et les marchands de chevaux et de chariots et d’esclaves qui se sont enrichis à ce commerce, se tiendront au loin, pleurant, se lamentant et disant : malheur ! malheur à toi ! la grande cité ! » (Ap 18, 15-16). Partout où l’esprit parle de marchands enrichis par elle, il veut parler des richesses des pécheurs. « Vêtue de lin fin, de pourpre et d’écarlate, et ornée d’or, de pierres précieuses et de perles » (Ap 18, 16). Est-ce qu’une ville est vêtue de lin fin et de pourpre ? N’est-ce pas plutôt les hommes ? C’est pourquoi ce sont eux-mêmes qui se lamentent d’être dépouillés de toutes ces choses dont on a parlé. « Et tous les pilotes et tous ceux qui vont sur mer, les matelots, et tous ceux qui travaillent sur mer, se tinrent au loin et poussèrent de grands cris en voyant la fumée de son incendie » (Ap 18, 17-18). Est-ce que tous les pilotes et tous les matelots qui travaillent sur mer ont pu être présents pour voir l’incendie d’une seule ville ? Mais il veut dire que tous ceux qui aiment le monde et qui font l’iniquité craindront pour eux en voyant la ruine de leur espérance.
Puis il dit : « Et je vis la bête et les rois de la terre et leur armée » (Ap 19, 19). La bête représente le diable : les rois de la terre et leur armée, tout son peuple, « assemblé pour faire la guerre à celui qui était assis sur le cheval, et à son armée » (Ap 19, 19), c’est-à-dire au Christ et à l’Église. « Et je vis un autre ange qui descendait du ciel » (Ap 20, 1). C’est le Seigneur Christ dans son premier avènement. « Ayant la clé de l’abime » (Ap 20, 1), c’est-à-dire la puissance sur le peuple : en effet par abîme entendez le peuple mauvais. « Et il avait une grande chaîne en main » (Ap 20, 1), c’est-à-dire que Dieu a remis le pouvoir entre ses mains. « Et il prit le dragon, l’antique serpent, qui est le diable et Satan, et le lia pour mille ans » (Ap 20, 2), à son premier avènement, comme il le dit lui-même : «Qui peut entrer dans la maison d’un homme fort, et enlever son mobilier à moins d’avoir lié l’homme fort au préalable ? » (Mt 12, 29). En effet lorsqu’il chasse le diable du cœur des croyants, il l’envoie dans l’abîme, c’est-à-dire dans le peuple mauvais ; et il a montré cela visiblement lorsque, chassant les démons, il leur permet de passer des hommes dans les porcs qui allaient être engloutis dans l’abîme (cf. Mt 8, 32) : ce qui s’accomplit principalement chez les hérétiques.

Tyconius (IV siècle, mort vers 395), Commentaire de l’Apocalypse, Introduction, traduction et notes par Roger Gryson, Brépols, 2011, p.192, n.21 :

« Et la femme que tu as vue est la grande cité, qui règne sur les rois de la terre » (Ap 17, 18). La femme, la cité, les rois de la terre, c’est la même chose. C’est ainsi qu’il a été dit également à propos de l’Église : « Viens, je vais te montrer la femme de I’agneau. Et il me montra la cité qui descendait du ciel » (Ap 21, 9-10), et après en avoir donné la description, il dit : « Et les rois de la terre y apportent leur gloire » (Ap 21, 24). Car il y a deux cités dans le monde, une qui appartient à Dieu et une qui appartient au diable, une qui vient de I’abîme, I’autre des cieux.